Les 1001 familles de F. Héritier
Par Carine Gouvernet le vendredi, 19 septembre 2008, 13:49 - famille - Lien permanent
Des Nayar de l'Inde aux Yoruba du Niger.
Françoise Héritier, chargée de recherche au CNRS, brosse ici un tableau rapide de quelques types familiaux, principalement africains, totalement différents de notre famille traditionnelle. Elle s'interroge aussi sur les raisons d'être, dans toutes les civilisations, d'une unité fonctionnelle familiale, aux formes diverses : elle est la condition nécessaire à toute vie en société.
Les mille et une formes de la famille
La famille apparaît implicitement à chacun comme un fait naturel et, par extension, comme une fait universel. La croyance populaire en l'universalité, naturellement fondée, de la famille ne concerne pas une entité abstraite susceptible de prendre des formes variables, mais de façon très précise le mode d'organisation qui nous est familier et dont les traits les plus marquants sont la famille conjugale, la reconnaissance de la filiation et la transmission du nom par les hommes, la monogamies, la résidence virilocale ("Tu quitteras ton père et ta mère" dit la Bible ; " La femme doit suivre son mari " dit le code). Si l'on sait désormais qu'il existe ailleurs des usages différents des nôtres, ils sont considérés comme des traits de sauvagerie, des vestiges archaïques, à tout le moins comme des aberrations. Ils sont pourtant pratiqués par des millions d'hommes et de femmes. Si la famille, entendue au premier chef comme " l'union plus ou moins durable et socialement approuvée d'un homme, d'une femme et de leurs enfants " (Lévi-Strauss) semble être, de fait, un phénomène pratiquement universel (avec des variantes cependant), il existe des exemples de sociétés hautement élaborées où ces associations quasi-permanentes n'existent pas. Ainsi le cas fameux des Nayar de la côte de Malabar (Inde) : le genre de vie guerrier des hommes leur interdisait autrefois de fonder une famille. Les femmes, mariées nominalement, prenaient les amants qu'elles voulaient, les enfants appartenaient à la lignée maternelle, l'autorité et les gestion des terres étant aux mains non d'un pater familias, d'un mari, mais des hommes de la lignée, frères des femmes, eux-mêmes amants occasionnels des femmes des autres lignées. Cependant, ce type de groupement, non conjugal, est en lui-même une famille que nous appellerons matricentrée.
Si l'union conjugale stable n'existe pas partout, elle ne peut donc pas être considérée comme un exigence naturelle. Mais, à dire vrai, en dehors du rapport physique qui unit la mère à ses enfants (gestation, mise au monde et allaitement), rien n'est naturel, nécessaire, biologiquement fondé dans l'institution familiale lorsqu'on y regarde de près. Même le lien biologique mère-enfant n'a pas partout la même prégnance. Chez les indiens du Brésil, où un homme peut épouser des soeurs ou une mère et des filles qu'elle a eues d'un autre homme, les enfants sont élevés par l'ensemble des co-épouses sans que chacune cherche à se préoccuper plus particulièrement des siens ; chez les Mossi de Haute-Volta, dans de grandes familles polygames, on établit, après le sevrage, une répartition des enfants entres les différentes co-épouses : même celles qui sont stériles ou qui ont perdu leurs enfants ont à élever des enfants qui ne sont les leurs, mais qu'elles chérissent comme leurs et qui, parvenus à l'âge adulte, ne se connaissent d'autre mère que celle qui les a élevés. Le "voix du sang", pour cette fois, ne crie pas très fort ! Sans dresser ici l'inventaire de toutes les formes familiales existantes, mais pour illustrer le caractère de l'institution, on citera, dans la multiplicité des réponses apportées aux désirs fondamentaux (désir sexuel, désir de reproduction) et aux nécessités (nécessité, notamment, d'entretenir et d'élever les enfants), certaines de celles qui nous semblent aller le plus radicalement contre l'évidence du bon sens, la chose au monde que nous croyons, comme la famille, universellement partagée. Ainsi, il va de soi, pour nous, que les partenaires de l'union conjugale sont de sexes différents, que cette union ne se noue qu'entre vivants, que le géniteur des enfants est normalement le père, que la famille conjugale (père, mère, enfants) est l'unité résidentielle et économique élémentaire par laquelle passent l'éducation et l'héritage. Or l'expérience ethnologique montre qu'aucun de ces principes n'est universellement admis.
Mariage légal entre femmes Dans certains populations africaines, il existe un mariage légal entre femmes. C'est le cas chez les Nuer soudanais, patrilinéaires (la reconnaissance de la filiation passe exclusivement par les hommes) où la fille n'est même pas considérée comme appartenant au groupe de son père, sauf si elle est stérile ; dans ce cas elle compte comme un homme. Le mariage légal est sanctionné par le paiement d'une dot en bétail ou " prix de la fiancée " (1), versée par le mari aux parents paternels de son épouse. La femme stérile perçoit aussi, comme " oncle " paternel, des parts des dots versées pour ses nièces, filles de frères. Avec ce capital, elle peut à son tour acquitter le " prix de la fiancée " pour une jeune fille qu'elle épouse légalement et pour laquelle elle accomplit les rites officiels du mariage. Elle lui choisit un homme, un étranger pauvre, pour cohabiter avec elle et engendrer des enfants. Ces enfants sont les siens et l'appellent " père " et elle leur transmet son nom. Son épouse l'appelle " mon mari ", lui doit respect et obéissance, la sert comme elle servirait un véritable mari. Elle-même administre son foyer et son bétail comme un homme le ferait. Au mariage de ses filles, elle reçoit à titre de " père " le bétail de leur dot et remet, pour chacune, au géniteur la vache, " prix de l'engendrement ". Le géniteur ne joue aucun rôle autre que celui pour lequel il a été requis et ne tire de ce rôle aucune des satisfactions matérielles, morales et affectives qui lui sont, ailleurs, liées. Dans ce cas, bien sûr, la femme-époux n'est qu'un ersatz d'homme et ce mariage légal reste tout à fait dans les canons de l'idéologie masculine. Chez les Yorubas du Nigeria, c'est une femme riche et non stérile qui peut légitimement épouser d'autres femmes et en avoir de la même façon substitutive, des descendants bien à elle. Un point annexe : il est exclu de voir dans ces unions, qui ont pour but la constitution d'une famille normale, une forme particulière d'homosexualité féminine.
Le mariage fantôme Aussi fréquent que le mariage entre vifs, le mariage-fantôme légal, toujours chez les Nuer, qui ne peut concerner qu'un mort sans descendance. Ainsi se crée une famille dont les protagonistes sont le mort, qui est le mari légal, la femme épousée au nom du mort par un de ses parents, le mari substitutif lui-même et les enfants qui naissent de leur union. Ces enfants sont socialement et légalement ceux du mort, du seul fait que le partenaire sexuel de la femme a prélevé sur le bétail du défunt le montant de la dot qu'il verse en son nom. Un homme peut épouser des femmes au nom d'un oncle paternel, d'un frère ou même d'une soeur stérile. La veuve d'un homme mort sans descendance, si elle ne peut elle-même concevoir pour lui des oeuvres d'un beau-frère, peut aussi épouser une femme au nom de son mari (le père des enfants étant cette fois-ci son mari mort et non plus elle-même). Les enfants connaissent leur statut d'enfants d'un mort et retracent leur généalogie en partant de ce lien. Leur géniteur est pour eux, selon les cas, un oncle paternel ou un frère. La généalogie familiale n'a rien à voir avec l'engendrement biologique et cela d'autant plus que le mari substitutif, s'il n'a pas eu les moyens de doter une épouse pour son compte, mourra à son tour sans progéniture propre : elle lui sera constituée éventuellement par les soins d'un frère cadet ou d'un neveu. Mariage avec un mort, donc, et famille-fantôme, mais qui nous montrent que ni le sexe, ni l'identité des partenaires, ni la paternité physiologique, n'ont d'importance à eux seuls. Comme dans l'adage romain (is est pater quem nuptiae demonstant), ce qui compte, c'est la légalité du mariage, démontrée par le paiement du " prix de la fiancée ".
Mariage polyandrique. Le déni de l'importance de la paternité physiologique se trouve également, chez les Tibétains qui pratiquent le mariage polyandrique : lorsque l'aîné de plusieurs frères a pris légalement une femme, celle-ci épouse successivement chacun des frères de son mari à des intervalles réguliers d'une année. Les homme pratiquant le commerce au long cours s'arrangent de telle sorte qu'il n'y ait jamais plus d'un mari au foyer en même temps. Les enfants sont attribués à l'aîné ; ils l'appellent " père " et appellent " oncle " les autres paris de leur mère. Les frères coépoux sont considérés comme formant une seule et même chair ; ainsi ce type de famille peut-il être tenu pour une simple variante de la famille monogame ; les contractants ne se soucient pas de la réalité de leur paternité individuelle, au profit de leur paternité commune. Point important : la propriété familiale, gérée par l'épouse collective qui règne en maîtresse sur son foyer, est toujours transmise collectivement.
Passons à des situations apparemment moins étranges. Dans les société matrilinéaires, la filiation est comptée et reconnue par les femmes exclusivement. Hommes et femmes du groupe matrilinéaire ont des conjoints, mais le principe de résidence peut varier selon les société : tantôt les hommes se déplacent pour aller vivre auprès de leurs épouses, tantôt les femmes se déplacent pour aller vivre auprès de leurs maris. Dans tous les cas, l'autorité première, la transmission de l'héritage ne s'exercent pas du père au fils, mais de l'oncle maternel au fils de la soeur,. Chaque lignage matrilinéaire (l'ensemble des individus qui descendent par les femmes d'un même ancêtre) possède des biens qui ne peuvent en effet, être transmis à l'extérieur du groupe, ce qui serait le cas si le mère transmettait à son fils, qui appartient selon la règle de filiation au matrilignage de sa mère, les biens qu'il tient de son propre matrilignage. Chez les Senufo de Côte-d'Ivoire, matrilinéaire et polygames, chacun des conjoints reste dans sa famille d'origine, qui est alors la véritable unité domestique de production. Le soir venu, les maris partent rejoindre à tour de rôle (une par jour) leurs différentes épouses qui cuisinent pour eux et leur rendent les services ordinaires du mariage, mais ils ne résident jamais de façon permanent avec une d'entre elles et les enfants qu'ils en ont eus. L'institution est connue sous le nom de " visisting husband ", le mari visiteur. C'est une forme de famille différente de celle pratiquée par les Nayar en ce que, chez les Senufo, le mari est aussi le père de ses enfants. Si la famille est bien un donné universel, en ce sens qu'il n'existe aucune société dépourvue d'une institution remplissant partout les mêmes fonctions (unité économique, lieu privilégié de l'exercice de la sexualité, reproduction biologique, "élevage" et socialisation des enfants) et obéissant partout aux mêmes lois (existence d'un statut matrimonial légal, prohibition de l'inceste, division du travail selon les sexes), et même si le mode conjugal monogame est le plus répandu, l'extrême variabilité des règles concourant à son établissement, à sa composition et à sa survie démontre qu'elle n'est pas sous ses modalités particulières un fait de nature, mais au contraire un phénomène hautement artificiel, construit, un phénomène culturel.
Françoise Héritier
(1) La dot à la française est perçue comme une incongruité majeure par toutes les autres cultures : non seulement le père se prive de la force de travail et de la capacité de reproduction de ses filles, au bénéfice exclusif d'autres hommes, mais il faut de plus qu'il paye pour cela !
source : [///
///|http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/traveleves/dossier/famille5/Documents/fh.htm|fr]
Commentaires
merci pour ce topic, mais faut que les mentalites changent!
une bonne idee merci, bonne continuation
Un blog est un journal personnel en effet mais surtout un lieu dechange et de partage d idees (tout comme je fais actuellement sur le sujet) Bref, Merci pour les tuyaux, cest tres enrichissant.